Claudel, Violaine et le spasme prophétique
Claudel, Violaine et le spasme prophétique
Premier chapitre : “Acte manqué”
1995
“ C’était un dimanche d’aout, à la sortie de la cathédrale de Saint Malo. Toute blonde et bronzée j’avais dix-huit ans.
Un homme d’une stature impressionnante s’impose devant moi, il a les cheveux blancs, les yeux bleus transparents, sa voix est caverneuse :
“Mademoiselle, pardonnez-moi de vous aborder de la sorte, vous me trouverez bien cavalier. Je vous ai observée pendant toute la messe, vous êtes celle qui aurait dû jouer le rôle de Violaine dans mon film. Mais mon film est terminé.
Je me présente, Alain Cuny, je suis réalisateur, je viens de terminer mon film L’Annonce faite à Marie. Je voudrais que vous le voyiez. Puis-je me permettre de prendre vos coordonnées pour vous inviter à la première projection privée ? Elle aura lieu chez moi, en septembre, à Saint Malo.”
Sans bien réaliser qui il est, je donne mes coordonnées au grand homme qui les recopie laborieusement : ”Pardonnez moi , je suis sourd de l’oreille gauche.” Mais l’encre se disperse sur le papier glacé qu’il a sorti de sa poche et le crachin breton achève de brouiller les caractères.
Je ne recevrai jamais l’invitation à cette avant-première.
Ironie du destin : trois ans plus tôt, mon père avait été informé qu’Alain Cuny recherchait pour le rôle de Violaine dans son film, une jeune fille blonde aux yeux bleus, l’air innocent et pur. Il m’avait suggéré d’envoyer ma photo, mais mes quinze ans révoltés lui avaient ri au nez : je ne me trouvais pas du tout l’air innocent et pur. Je n’avais jamais envoyé ma photo.
Deux ans plus tard, mon ami Claude qui travaille au CNC me présente une de ses amies, qui après cinq minutes me fixe avec insistance et me déclare “Mais vous êtes Violaine de L’Annonce faite à Marie” !
D’où lui venait cette lubie ?
Cette femme était la compagne du producteur du film d’Alain Cuny et l’idée lui était venue en me voyant : “Son film est raté parce qu’il n’avait pas trouvé sa Violaine. “ Je leur raconte l’entrevue à Saint Malo. Elle conclut : “Il avait raison. Violaine, c’était vous.”
Le lendemain, Claude du CNC me donne le numéro de téléphone d’Alain Cuny : “Il sera ravi de te rencontrer”. Je décide d’assister d’abord à la projection de L’Annonce faite à Marie à la Cinémathèque de Chaillot, où l’on consacre justement une rétrospective à Alain Cuny.
(En septembre 1991 L’Annonce n’avait été distribué que dans une seule salle à Paris, où hué par la critique il n’avait tenu qu’une semaine.)
Je n’avais pas encore rencontré Claudel et je n’ai rien compris au film. Il me renvoyait un monde codé, glissant et hermétique.
Appeler Alain Cuny pour lui avouer que tout ce qui m’avait touché dans son film, c’était les couleurs, je n’osais pas. Je composais son numéro et dès que que j’entendais sonner, je raccrochais. Quoi lui dire ? Pendant deux mois j’ai hésité et en février l’acteur est mort.
Cette année, le jour de la mort de Madeleine Renaud, à mon cours de théâtre, deux élèves travaillaient la scène du miracle entre Violaine et Mara.
Ce jour là pour la première fois, sans pouvoir expliquer comment, j’ai entendu Claudel. Soudain il me parlait, très concrètement, ça coulait de source.
Ce jour là, j’ai compris que travailler Violaine et faire un travail de recherche sur L’Annonce faite à Marie, l’oeuvre à laquelle il avait consacré les trente dernières années de sa vie, était mon seul moyen aujourd’hui de téléphoner à Alain Cuny.”